• Alice Zucca (IT)

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  • Home Game publié par Le Botanique

  • mai 2021

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Le visage de la mère porte en lui le visage du monde, et l’enfant, en s’y reflétant, saisira lui aussi pour la première fois l’essence du monde. Pour Levinas, le visage de l’Autre, en plus du rapport direct dans la proximité de la relation de face-à-face, s’ouvre à ce que le philosophe appelle « le tiers » qu’il définit comme « un autre voisin », situé au-delà de la dyade mère-enfant. Ainsi, lorsque l’enfant fait sa première rencontre avec lui-même après être venu au « monde » par le biais du visage de sa mère, il est en mesure de vivre l’expérience de son propre « Moi » et se trouvera bientôt incorporé – en grandissant – dans un contexte de tiercéité et d’altérité qu’il devra appréhender pour déchiffrer la grammaire cachée des relations sociales qui le conduiront à bâtir toutes ses relations nécessaires et importantes. D’autre part, la maternité en elle-même représente l’attente radicale de quelque chose qui – bien que gardé au plus profond de la mère – réapparaît comme une forme d’altérité qui ouvre sur un nouvel univers. Encore une fois, c’est le mystère d’une vie à venir, dont on ignore tout. Pour une mère, la naissance ne marque pas uniquement la fin d’une longue attente, mais représente aussi la naissance d’une nouvelle vie qui dévoile un autre monde, un individu qui, à un moment donné, deviendra le seul véritable créateur de lui-même.

Si, plutôt que d’agir comme un levier d’autonomie individuelle et d’indépendance vis-à-vis de la sphère maternelle, le thème de la naissance se décline dans une perspective biologique-identitaire et généalogique, il tend à devenir la présupposition tant naturelle que culturelle d’une simple recherche d’appartenance, d’unité et de « complétude » pour des êtres désespérément dénués d’origine et de fondement, qui se trouverait précisément dans la venue d’un enfant. Cette mythologie est à la fois puissante et redoutable, car d’une part, elle alourdit l’acte de procréation avec des attentes excessives et d’autre part, elle confère aux enfants un rôle rédempteur qu’ils ne peuvent jamais remplir. La finalité de la mère est « l’hospitalité sans propriété », et le don de l’enfant n’est pas un lien désigné qui approuve a priori les différentes parties de leur existence. C’est l’expression merveilleuse que, depuis le commencement, nous ne sommes pas seuls au monde. Et c’est là la plus extraordinaire des révélations. Un tel lien peut être celui du sang. Il peut également être automatiquement consenti et ne nécessiter ni participation ni implication. Mais une alliance – qui consiste à envisager et à adopter la présence de l’autre voisin – représente toujours un choix.

Marilène Coolens et Lisa De Boeck ne le savent que trop bien. Depuis 2004, mère et fille forment un duo artistique prolifique au sein d’une alliance égalitaire, sous le nom de memymom. Leur exposition, présentée au Botanique, s’intitule comme il se doit Home Game. Pour la première fois, en effet, une rétrospective importante de leur travail est organisée à Bruxelles, leur ville d’origine. « Nous jouons à la maison ». Dans un labyrinthe de sens, le projet est né dans les années 90 dans un contexte familial où « la maison » – appréhendée par Marilène comme l’écrin familial – prend l’allure d’une scène de théâtre où chacun est invité à interpréter son propre rôle depuis le départ. Dans un premier temps, Marilène se livre à des expériences avec ses trois enfants – Lisa et ses deux frères – pour redéfinir l’univers symbolique et archétypique des relations familiales au moyen de son appareil photo, tissant ainsi des trajectoires nouvelles et spontanées sur le chemin du développement et de la transformation, donnant vie à de nouvelles formes pratiques de vie sociale et communicative, engendrant de nouvelles formes d’identification qui aboutiront à une série d’archives familiales intimes de photographies analogiques (1990 - 2003) ultérieurement compilées sous le titre The Umbilical Vein.

De concert avec sa mère et avec l’innocence de l’enfant, Lisa se lance dans une exploration ludique sur les différentes manifestations de la réalité qu’elle traverse et sur sa condition de femme. Tandis que sa mère l’immortalise au fur et à mesure qu’elle grandit, son apparence présage déjà une image « prématurée » de ce qu’elle sera. Enfant, Lisa est photographiée habillée comme une adulte, maquillée et parée de bijoux (Childlike Empress, 1997), déguisée (Catwoman Uncensored #2, 1994), se livrant à des scénarios et des situations insolites, portant parfois une perruque qui la représente ouvertement comme une femme mûre (I’m an Old Woman Now, 1996 ; Pose de Perruque, 1996), ou encore, brandissant un sac à main et un pistolet (Stick to Your Gun, 1996). Ainsi, dans un mécanisme théâtral fondamental – qui suppose la présence simultanée de la vision et du regard, de ce qui est observé et de l’œil qui observe – chaque personnage incarne simultanément sa propre vision du monde et toutes les visions possibles du monde, à la fois pour cerner la singularité de chaque personnage et pour proclamer la vérité des choses établies à travers la fiction. Lisa elle-même souligne qu’elle a toujours éprouvé un sentiment partagé à l’égard de ces photographies : tout en jouant son rôle, elle dévoile également quelque chose d’elle, ce qui restera une constante dans son œuvre d’adulte.

Rien de tout cela n’aurait été possible sans la collaboration de Marilène. Aujourd’hui, en crescendo, leur dialogue poétique s’affirme comme un exemple prégnant de la puissance révélatrice de la relation créatrice au niveau de leur identité en tant qu’individus bien distincts et dans le projet qui les représente toutes deux, et par lequel elles sont représentées dans une union de visions et d’idées, d’images et de valeurs qui ne forment plus uniquement un lien, mais plutôt une alliance forgée dans une compréhension délibérée. D’autre part – comme nous l’avons vu au sujet de la notion d’altérité – le concept d’être et celui de monde ne peuvent pas se dévoiler en un seul mot, mais ils découlent bien d’un dialogue.

À la fois photographes et modèles, Lisa et Marilène sont les scénographes et les réalisatrices de ce monde radical qu’elles ont créé et peuplé de nouvelles figures qui sont progressivement apparues sur les photographies. Au fil des ans, les « tableaux » semi-scénographiés se sont mués en une conversation empreinte de maturité entre mère et fille, qui non seulement aborde la métamorphose, l’identité individuelle, la relation cachée et la relation mère-fille, mais examine également d’autres domaines de la connaissance humaine, comme nous pouvons le voir dans The Digital Decade (2010 - 2015) et Somewhere Under the Rainbow (2016 - 2021). Esthétiques et profondes, les photos de memymom offrent plusieurs niveaux d’interprétation. Elles renvoient à la réalité et à l’histoire, au théâtre et au cinéma où le passé et le présent s’entremêlent dans des images évocatrices de l’enfance et du temps présent, maintenant que l’innocence de la jeunesse a laissé place à de nouvelles interprétations de l’univers féminin. De par leur nature, ces images tendent vers la narration et la sensualité dans une perspective qui n’est jamais purement persuasive au sens d’une féminité en soi, mais qui s’étend à une démarche imaginative visant à activer une réflexion sur des problématiques dépassant le domaine du genre. Ces images véhiculent toujours une idée, un idéal, une valeur qui, animée par un sens aigu de la justice, entend être communiquée et vise à jeter des ponts avec l’altérité au sein d’un récit qui a trait – dans un esprit autobiographique et néanmoins universel – à ce qui nous anime en tant qu’êtres humains, et par conséquent, à ce qui nous relie tous les uns aux autres.

Une humanité physiquement connectée est la plus belle utopie de la vie, mais une utopie qui exige de la nature qu’elle réponde à nos attentes, qu’elle révèle toutes les connaissances que nous souhaiterions acquérir dans une lumière qui nous permette de comprendre qui nous sommes vraiment. Il est essentiel que l’homme rencontre l’ « obstacle » humain, car c’est là que se manifeste ce que nous sommes, là où nous découvrons ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est possible ou impossible. Lisa et Marilène nous invitent dans un monde d’images composé d’atmosphères suspendues et oniriques, qui, bien qu’immobiles, rappellent immanquablement le cadre d’une séquence de film. Narrativement, leurs photographies sont imprégnées d’une iconographie en mouvement qui rappelle celle de leur compatriote Magritte et bien sûr celle celles de Lynch et de Jacques Tati, tous deux des sources d’inspiration avouées. Un détail saisi à sa naissance, dans l’instant qui précède l’événement, ou arrêté avant qu’il ne se produise, met toujours une histoire en mouvement. Pour le meilleur ou pour le pire, ce qui survient ne doit pas être oublié et doit subsister en tant que dénonciation ou louange. Nous les scrutons alors qu’elles entament une reconnaissance (As Long as There’s One With a Golden Gun, 2020 ; She Follows the Yellow Brick Road, 2019 ; As Close as We Can Get to Mars, 2017), alors qu’elles cherchent quelque chose, guettant un ennemi à combattre ou un ami à accueillir, à la recherche d’un indice ou en quête de vérité (memymom’s Witnesses, 2019 ; When She Takes Off Her Mask, 2016), de ce qui doit se révéler (Jutezak van ‘t Koetje, 2016). Immobiles ou prêtes à frapper (Still Up for a Fight, 2019) ou à se défendre (Cuz It’s Raining Bullets out There, 2020), elles se déguisent en héroïnes contemporaines ou simplement en elles-mêmes, en femmes animées de leurs propres idéaux (We’ve Seen Things, 2018 ; Many Things, 2018 ; Awful Things, 2018 ; Early Retirement Rehearsal, 2017). À l’instar de l’hypothèse hyperbolique qui présuppose le continuum de l’univers – l’utopie de la vie qui suggère l’association universelle – pour que la vérité triomphe comme une cause juste, le premier pas vers la plénitude promise par le destin à tous les êtres vivants est de s’unir et de s’améliorer. Ainsi, comme une invitation à la recherche du « réel », ces images exploitent chaque signe, chaque choc, chaque révolution se déroulant sur une place de Rome, de Londres ou de Paris.